22
Le bon seigneur Brandebourg
— Je hais les magiciens, grommela Morik en se dégageant des décombres du glissement de terrain, le corps meurtri d’une dizaine de coupures et hématomes. Ce combat n’était pas équitable. Il faut absolument que j’apprenne à lancer ces fichus sorts !
Il resta un long moment à examiner la zone, mais, bien entendu, il ne trouva nulle part Wulfgar. Il trouvait curieux que le magicien ait choisi d’emporter le barbare, plutôt que lui-même. Cet inconnu avait sans doute estimé que son compagnon était le plus dangereux des deux bandits qu’il recherchait, sans doute le chef, cependant c’était bien Morik, et non Wulfgar, qui avait cherché à s’en prendre à la passagère du carrosse, tandis que le géant avait insisté pour la relâcher, en outre suffisamment rapidement pour lui permettre de sauver le cocher blessé. Ce magicien n’avait de toute évidence pas été bien informé.
Qu’allait donc faire Morik à présent ? Il commença par retourner dans la grotte, où il s’occupa de ses blessures et rassembla les affaires dont il aurait besoin pour voyager. Il ne souhaitait en effet pas rester ici, alors qu’une bande de gobelins furieux rôdait dans les parages et que Wulfgar n’était plus à ses côtés. Mais où aller ?
Sa destination lui parut évidente après quelques brefs instants de réflexion ; retour à Luskan. Morik avait toujours su qu’il foulerait de nouveau les rues qu’il connaissait si bien. Il s’établirait une nouvelle identité, afin de donner le change au plus grand nombre, mais il resterait le même voleur intimidant vis-à-vis de ceux dont il aurait besoin du soutien. Le seul bémol à son projet avait jusqu’alors été Wulfgar. Jamais il n’aurait pu vivre à Luskan avec l’immense barbare à ses côtés en espérant garder son retour longtemps secret.
Bien sûr, restait également le problème – loin d’être négligeable – des elfes noirs.
Ce problème potentiel ne le freina toutefois pas ; il avait fait de son mieux pour demeurer auprès de Wulfgar, comme il en avait reçu l’ordre. Son compagnon disparu, il était désormais libre de se rendre où il le désirait. Morik se mit donc en route, décidé à quitter l’Épine dorsale du Monde pour retrouver la cité qui lui était si familière.
C’est alors qu’il se produisit quelque chose d’étrange ; il se retrouva à avancer de deux pas vers l’ouest pour chaque pas effectué vers le sud. Il ne s’agissait pas là d’un tour de magicien mais plutôt d’un sort lancé par sa propre conscience, par sa mémoire, qui lui rappelait l’instant où Wulfgar avait demandé au capitaine Deudermont que son complice soit lui aussi libéré du Carnaval du Prisonnier. Agissant pour la première fois de sa misérable existence au nom de l’amitié, Morik le Rogue se mit à trottiner sur la piste, tout en échafaudant un plan.
Il campa cette nuit-là sur un flanc de montagne, d’où il aperçut le feu d’un campement, autour duquel des chariots avaient été placés en cercle. Il était tout proche du col principal du nord. Ce convoi venant de Dix-Cités, il n’y avait aucun doute à ce sujet, et se dirigeant vers le sud, il n’irait jamais s’aventurer vers le fief situé plus à l’ouest. Il était même probable que ces voyageurs n’aient jamais entendu parler de cet endroit.
— Salutations ! lança-t-il à l’unique sentinelle en poste.
— Pas un geste ! s’écria le garde, derrière qui d’autres hommes s’agitèrent.
— Je ne suis pas un ennemi ! se défendit Morik. Simplement un aventurier solitaire séparé de ses compagnons. J’ai subi quelques coups mais je suis plus en colère que blessé.
Après un bref conciliabule, que Morik ne put comprendre, une autre voix lui permit d’approcher, non sans le prévenir qu’il se trouvait dans la ligne de mire d’une dizaine d’archers et qu’il avait tout intérêt à conserver les paumes ouvertes.
Peu désireux de se battre, le voleur obtempéra et avança vers le feu, entouré de deux rangs d’hommes armés, jusqu’à deux marchands entre deux âges, l’un aussi imposant qu’un ours et l’autre plus mince mais tout de même assez costaud.
— Je suis le seigneur Brandebourg et je suis originaire d’Eauprofonde, se présenta Morik. Je suis en route pour Maer Dualdon, où j’espère qu’il est encore temps de s’adonner à la pêche sportive de la truite à tête plate. C’est pour moi un grand plaisir !
— Vous êtes ici très éloigné de tout, seigneur Brandebourg, fit remarquer le marchand le plus robuste.
— Il est bien tard dans la saison pour s’aventurer sur Maer Dualdon, ajouta son compagnon, soupçonneux.
— C’est pourtant bien là-bas que je me rends, si je retrouve mes amis nomades et joueurs, répondit Morik en riant. Peut-être les avez-vous croisés ? Un nain, Bruenor Marteaudeguerre de son nom, sa fille humaine, Catti-Brie – le soleil lui-même s’incline devant sa beauté ! – un halfelin plutôt enveloppé et…
Morik hésita et fit mine d’être soudain légèrement nerveux, alors que les sourires sur les visages des marchands, qui visiblement savaient de qui il parlait, correspondaient tout à fait à ce qu’il avait espéré.
— Et un elfe noir, conclut pour lui l’épais marchand. Continuez et n’ayez crainte d’évoquer ouvertement Drizzt Do’Urden, seigneur Brandebourg. Il est bien connu dans cette région et n’est pas l’ennemi des marchands qui traversent le Valbise.
Morik soupira avec un soulagement feint, tout en remerciant intérieurement Wulfgar de lui avoir tant parlé de ses anciens amis au cours de leurs beuveries, ces derniers jours.
— Salutations également, dans ce cas, poursuivit l’inconnu. Je me nomme Petters et voici mon associé, Bonhomme Bigorneau.
Il fit un signe aux gardes postés derrière Morik et ces derniers se détendirent, après quoi le trio s’installa sur des sièges autour du feu, où l’on tendit au voleur un épais ragoût.
— Alors comme ça, vous retournez au Valbise ? dit Bigorneau. Comment se fait-il que vous ayez perdu vos compagnons ? Rien de grave, j’espère ?
— Non, c’est plutôt un jeu, à vrai dire, répondit Morik. Je me suis joint à eux assez loin d’ici, au sud, et du fait de mon ignorance, je suis allé un peu trop loin avec Catti-Brie. (Les deux marchands se rembrunirent.) Rien de sérieux, je vous assure. Je ne savais pas que son cœur appartenait à un autre, un ami qui n’était pas là, pas plus que je n’avais compris que le bougon Bruenor était son père. J’ai simplement essayé de me rapprocher de cette jeune femme mais cela a suffi pour que Bruenor veuille me le faire payer.
Marchands et gardes éclatèrent de rire ; comme n’importe qui ayant passé quelque temps au Valbise, ils avaient tous entendu parler du roi nain, revêche et protecteur à l’excès.
— Comme j’avais eu la mauvaise idée de me vanter de mes dons de rôdeur et de chasseur, Bruenor a décidé de me mettre à l’épreuve, poursuivit Morik. Ils m’ont pris mon cheval et mes plus beaux vêtements avant de disparaître dans les taillis, guidés par Drizzt et avec tant de perfection que j’aurais pu croire à une intervention magique si je n’avais pas été au fait des talents, propres aux elfes noirs, de ce guerrier. (Les marchands hochèrent la tête sans cesser de rire.)
» Il me faut donc maintenant les retrouver, même si je sais qu’ils doivent déjà approcher du Valbise. Ils riront bien quand ils me verront arriver à pied et portant des vêtements sales et en lambeaux.
— Vous avez l’allure de quelqu’un qui vient de se battre, fit remarquer Bigorneau, à qui les traces du glissement de terrain et du combat face aux gobelins n’avaient pas échappé.
— Une bagarre avec quelques gobelins et un ogre, rien de sérieux, répondit Morik avec nonchalance.
Les autres levèrent les sourcils, de surprise et non d’incrédulité – il ne leur serait pas venu à l’idée de douter de quelqu’un ayant voyagé aux côtés des puissants compagnons. Morik était si charmeur et s’y entendait si bien pour broder anecdote sur anecdote que son postulat de base avait rapidement été accepté par tous.
— Soyez le bienvenu, seigneur, dit Petters. Restez en notre compagnie cette nuit et autant d’autres qu’il vous plaira. Cela dit, nous nous rendons à Luskan, dans la direction opposée à votre destination.
— J’accepte pour cette nuit, répondit Morik. Peut-être aussi que… (Il laissa ses mots en suspens, prenant une pose pensive, les doigts sur les lèvres, tandis que Petters et Bigorneau se penchaient en avant, dans l’attente de la suite.) Savez-vous où je pourrais me procurer un cheval, un bon cheval ? Ainsi que des vêtements neufs. Mes amis ayant délaissé la route principale, je peux encore atteindre Dix-Cités avant eux. J’imagine déjà les expressions sur leurs visages à leur arrivée au bois Isolé, en me voyant en train de les attendre et joliment paré.
Les compagnons d’un soir du voleur rirent aux éclats.
— Eh bien nous avons les deux ! Un cheval et des vêtements ! rugit Petters, qui assena une bourrade sur l’épaule de Morik, lequel tressaillit, ayant été blessé à cet endroit précis par les pierres. Nous ferons un bon prix pour le seigneur Brandebourg !
Ils se restaurèrent, échangèrent des récits et rirent ensemble. Au moment de quitter ces marchands, Morik s’était offert leur plus bel étalon, ainsi que des vêtements somptueux, de deux verts différents et faits d’une fine étoffe en brocart d’or, tout cela pour une somme dérisoire, ridicule en comparaison de ce qu’auraient coûté ces achats dans une échoppe de Luskan.
Après avoir passé la nuit en compagnie des marchands, il les quitta dès les premières lueurs de l’aube et s’élança vers le nord en entonnant une chanson d’aventure. Quand le convoi fut hors de vue, il obliqua vers l’ouest et accéléra son allure, songeant qu’il lui faudrait modifier son apparence avant d’atteindre le petit fief en tant que seigneur de Brandebourg.
Il espérait par ailleurs que le magicien ne s’y trouverait pas. Morik haïssait les magiciens.
* * *
Errtu l’avait retrouvé. Là, dans les ténèbres de sa cellule, dans le donjon, Wulfgar ne pouvait échapper aux souvenirs qui le hantaient et à la souffrance émotionnelle ancrée dans son être le plus profond par les années de torture, aux mains griffues d’Errtu et de ses serviteurs.
Le démon l’avait encore retrouvé et il le tenait, il le raillait avec ses créatures séduisantes, chargées de le tenter et de le détruire, mais aussi de détruire le fruit de sa semence.
Il revoyait cette scène avec un terrible réalisme, le démon dressé devant lui, le bébé – l’enfant de Wulfgar – dans ses bras puissants. Bien que dégoûté d’avoir engendré une telle créature, un démon-alu, il n’oubliait pas que cet enfant – innocent ? – était le sien.
Errtu avait ouvert en grand sa gueule noyée de bave, exhibant ainsi ses affreuses canines, puis il avait baissé la tête, ses dents pointues à quelques centimètres de la tête de l’enfant de Wulfgar, la mâchoire suffisamment béante pour y engouffrer la tête du bébé. Errtu se baissa encore…
Wulfgar sentit des doigts de succube parcourir son corps et se réveilla en sursaut. Il hurla, donna des coups de pied et écarta plusieurs araignées mais ne put éviter quelques morsures. Il se leva d’un bond et se mit à courir dans l’obscurité totale de sa cellule, jusqu’à violemment heurter la porte rigide, ce qui manqua de peu de l’assommer.
Il retomba sur le sol crasseux, sanglotant et le visage enfoui dans les mains, plein de rage et de frustration. Puis il comprit ce qui l’avait brutalement tiré de son sommeil peuplé de cauchemars ; des bruits de pas se rapprochaient dans le couloir. Quand il leva la tête, il aperçut la lueur d’une torche, non loin de la porte.
Wulfgar recula et se redressa, toujours assis, afin de conserver un minimum de dignité. Lorsqu’il lui revint à l’esprit que les condamnés se voyaient souvent accorder un dernier vœu, il songea que le sien serait une bouteille d’alcool fort, une boisson de feu qui brûlerait une dernière fois ces atroces souvenirs de son esprit.
La lueur désormais de l’autre côté de la porte, il vit le seigneur Féringal, qui l’observait.
— Es-tu prêt à reconnaître ton crime, chien ? lui demanda-t-il.
Wulfgar l’observa un long, un très long moment.
— Très bien, poursuivit le seigneur, imperturbable. Comme tu as été identifié par mon cocher, en qui j’ai toute confiance, la loi ne m’oblige qu’à te déclarer ton crime et ta condamnation.
Toujours pas de réponse.
— Pour le vol commis sur la route, je te couperai les mains, expliqua Féringal sur un ton neutre. L’une après l’autre et lentement. Pour ton pire crime…
Il hésita et, malgré la faible luminosité, Wulfgar crut déceler une souffrance soudaine chez cet homme.
— Seigneur, le poussa le vieux Témigast, derrière lui.
— Pour ton pire crime, reprit le seigneur Féringal, la voix raffermie. Pour le viol de dame Méralda, tu seras castré en public, puis enchaîné et exhibé aux yeux de tous une journée durant. Enfin, Wulfgar, sale chien, tu seras brûlé vif.
Le visage du prisonnier se déforma d’incrédulité ; il avait précisément sauvé la passagère d’un tel sort ! Il aurait voulu le hurler au seigneur Féringal, le lui crier et arracher la porte de ses gonds. Il aurait voulu faire tout cela, et pourtant il ne réagit pas. Il resta assis en silence, acceptant cette injustice.
Mais est-ce réellement une injustice ? se demanda-t-il. Ne méritait-il pas un tel sort ? Cela avait-il une quelconque importance ?
Pas la moindre, estima-t-il. Il ne s’en souciait pas le moins du monde. La mort lui rendrait sa liberté. Que le seigneur Féringal le tue et qu’on en finisse, cela leur rendrait service à tous les deux. Il ne comprenait pas pourquoi cette femme l’accusait à tort mais… peu importait.
— N’as-tu rien à dire ? lui demanda le seigneur Féringal.
— M’accorderez-vous une dernière volonté ?
Le jeune noble se mit à trembler, tant cette requête lui parut absurde.
— Je ne t’accorderai rien du tout ! hurla-t-il. Rien de plus qu’une nuit, à crever de faim et de misère, à méditer sur ton horrible destin !
— Seigneur, intervint de nouveau Témigast pour calmer son maître. Garde, reconduisez le seigneur Féringal à ses appartements.
Le jeune homme jeta un dernier regard noir au prisonnier, à travers la trouée pratiquée dans la porte, puis suivit le soldat.
De son côté, Témigast resta sur place et fit signe aux autres gardes de reprendre leurs postes. Il resta ainsi un long moment à observer Wulfgar.
— Allez-vous-en, vieillard, lui dit celui-ci.
— Tu n’as pas nié la dernière accusation, alors que tu m’as précédemment clamé ton innocence.
Wulfgar haussa les épaules, sans rien ajouter ni lever les yeux vers l’intendant.
— Quel intérêt de me répéter ? finit-il par lâcher. Vous m’avez déjà condamné.
— Tu n’as pas nié le viol, insista Témigast.
Le barbare leva la tête et rendit son regard au domestique.
— Vous n’êtes pas non plus intervenu pour me défendre, rappela-t-il.
Le vieil homme considéra le géant comme si ce dernier venait de le gifler.
— Je n’en ai pas l’intention.
— Vous laisseriez donc mourir un innocent ?
— Innocent ? ricana Témigast. Tu es un voleur, un chien, je ne lèverai pas le petit doigt contre dame Méralda ou le seigneur Féringal pour toi, misérable ! (Le ridicule de la situation fit rire Wulfgar.) Néanmoins, j’ai une proposition à te faire. Ne dis pas un mot contre dame Méralda et je te promets une mort rapide. Je ne peux rien t’offrir de mieux. (Le barbare cessa de rire et considéra l’intendant, ce personnage complexe.) Sans quoi, je m’arrangerai pour faire durer au moins une journée le spectacle de ta torture, je te ferai me supplier de te tuer mille et mille fois avant de te libérer de tes souffrances.
— De mes souffrances ? laissa tomber platement Wulfgar. Vous ignorez tout de la souffrance, vieillard.
— Nous verrons cela, gronda l’intendant, qui fit demi-tour et s’en alla.
Wulfgar fut ainsi laissé seul dans l’obscurité… jusqu’au moment où Errtu revint le harceler, comme il en avait pris l’habitude.
* * *
Morik chevaucha aussi rapidement que lui permit sa monture et tant que le supporta la pauvre bête. Il emprunta la route où Wulfgar et lui avaient aperçu le carrosse et prit le détour qu’ils avaient suivi pour le devancer.
Puis il fit son entrée à Auckney, en fin d’après-midi et sous les regards de nombreux paysans.
— Comment se nomme ton seigneur, mon brave ? demanda-t-il à l’un d’entre eux en lui lançant une pièce d’or.
— Le seigneur Féringal Auck, répondit avec empressement le fermier, qui désigna ensuite la côte d’un doigt noueux. Il vit avec sa récente épouse au château d’Auck, là-bas.
— Merci beaucoup ! dit Morik en inclinant la tête.
Après avoir encore lancé deux pièces d’argent, il éperonna son cheval et parcourut au trot les quelques centaines de mètres qui le séparaient du petit pont menant au château. Il trouva la porte ouverte, ainsi que deux gardes qui semblaient s’ennuyer, chacun posté d’un côté.
— Je suis le seigneur Brandebourg, d’Eauprofonde, leur dit-il en immobilisant son étalon. Veuillez m’annoncer à votre seigneur, je vous prie, car j’ai parcouru une longue route et une plus longue encore m’attend.
Sur ces mots, le voleur descendit de sa selle, épousseta son pantalon tout neuf et alla jusqu’à dégainer son épée, en nettoyer la lame et se lancer dans une soudaine et époustouflante démonstration de bottes avant de la remiser. Il comprit qu’il avait impressionné les gardes quand l’un d’eux partit en courant vers le château, tandis que l’autre s’approchait pour lui tenir sa monture.
Quelques instants plus tard à peine, Morik, alias le seigneur Brandebourg, fut introduit auprès du seigneur Féringal, dans la salle d’audience du château d’Auck. Il s’inclina profondément et se présenta comme étant un voyageur ayant perdu ses compagnons au cours d’un affrontement, face à une bande de géants de l’Épine dorsale du Monde. Il devinait, à l’éclat dans les yeux de son jeune hôte, que ce noble de piètre envergure était fier de recevoir la visite d’un seigneur de la grande cité d’Eauprofonde et qu’il baisserait sans doute sa garde en essayant de lui être agréable.
— Je crois que deux de mes amis sont parvenus à prendre la fuite, dit Morik en achevant son récit. Cela dit, je vous garantis qu’aucun géant n’a pu en faire autant.
— Où cela s’est-il produit ? s’enquit le seigneur Féringal, qui, malgré son apparente décontraction, semblait quelque peu s’inquiéter des événements relatés par ce visiteur.
— Très loin, seigneur, répondit celui-ci. Aucune menace ne pèse sur votre paisible domaine. Comme je vous l’ai précisé, les géants sont tous morts. (Il regarda autour de lui et sourit.) Ce serait vraiment dommage que de tels monstres s’abattent sur un endroit aussi tranquille et sûr.
Le seigneur Féringal mordit à l’appât :
— Pas si tranquille, et pas si sûr…, lâcha-t-il, les dents serrées.
— Un danger ? Ici ? fit mine de s’étonner Morik. Des pirates, peut-être ?
Feignant la surprise, il se tourna vers l’intendant, qui se tenait à côté du trône. Le vieil homme secoua imperceptiblement la tête, indiquant ainsi qu’il valait mieux ne pas insister sur ce sujet, ce que Morik saisit tout à fait car c’était exactement ce qu’il recherchait.
— Des bandits de grand chemin, gronda le seigneur Féringal.
Alors qu’il s’apprêtait à répondre, Morik resta muet et retint son souffle ; une femme – qu’il ne lui fut pas difficile de reconnaître – venait d’entrer dans la pièce.
— Ma femme, lui présenta sans s’y attarder le châtelain. Dame Méralda Auck.
Morik s’inclina et porta à ses lèvres la main de la jeune femme, qu’il regarda droit dans les yeux. Il fut grandement soulagé – et fier de son déguisement – de n’y remarquer aucune lueur de reconnaissance.
— Charmante, déclara-t-il. Je vous envie, seigneur Féringal.
Ce commentaire fit naître un sourire sur le visage du maître des lieux, lequel se renfrogna toutefois assez vite.
— Ma femme se trouvait dans le carrosse attaqué par ces bandits, précisa-t-il.
Morik fit mine de bondir de surprise.
— Je peux les retrouver, seigneur Féringal ! s’exclama-t-il. Les retrouver et les tuer sur place. Ou vous les rapporter, si vous préférez.
— Je détiens celui qui m’intéresse, dit le noble, qui calma le visiteur d’un geste de la main. Quant à l’autre, il a été enseveli sous une chute de pierres.
— Il n’a eu que ce qu’il méritait, commenta Morik, non sans pincer les lèvres en se remémorant les douleurs subies.
— Ce que j’ai prévu pour le barbare capturé conviendra encore mieux à ce dernier, enchaîna Féringal, la mine sinistre. Une mort atroce, je vous l’assure. Vous en serez témoin si vous restez à Auckney cette nuit.
— Bien sûr ! Qu’avez-vous imaginé pour cette crapule ?
— Tout d’abord, la castration. Puis il sera tué proprement après-demain matin.
Morik prit une pose pensive avant de réagir :
— Un barbare, vous dites ?
— Oui, un de ces immenses habitants du Nord.
— Avec des bras massifs ?
— Je n’ai jamais vu d’homme aussi fort, répondit le seigneur d’Auckney. Il a fallu pour le conduire ici un puissant magicien, à qui il aurait d’ailleurs réglé son compte si mes gardes ne l’avaient pas maîtrisé.
Morik manqua de s’étouffer en entendant parler du magicien mais il parvint à conserver son calme.
— Un bandit de grand chemin mérite bien évidemment la mort, cependant vous y gagneriez peut-être davantage en lui infligeant un autre traitement, dit-il, avant de marquer une pause, tandis que le seigneur Féringal l’examinait attentivement. Peut-être pourrais-je vous acheter cet homme. Je dispose de moyens considérables, soyez-en certain, et un esclave de cette force me serait fort utile pour rechercher mes compagnons.
— N’y songez même pas, répondit Féringal, plutôt sèchement.
— Mais s’il connaît bien la région…
— Il va mourir dans d’atroces souffrances pour le mal qu’il a commis sur ma femme.
— Ah ! Je comprends, seigneur. Cet incident a dû profondément la troubler.
— Cet incident l’a rendue enceinte ! cria Féringal, les mains si serrées sur les accoudoirs de son fauteuil que ses articulations blanchirent.
— Seigneur ! intervint Témigast, qui estimait cette révélation inappropriée.
Méralda poussa un cri et Morik fut lui-même stupéfait, mais aussi ravi que le choc éprouvé par l’intendant et la châtelaine ait plus ou moins masqué le sien.
Le seigneur Féringal se calma rapidement et se renfonça dans son siège en marmonnant des excuses à sa femme.
— Je vous demande pardon, seigneur Brandebourg, dit-il. Vous devez comprendre ma colère.
— Je castrerai ce chien pour vous, répondit Morik en dégainant son épée. Je vous garantis que je suis doué dans ce domaine.
Cette proposition dissipa quelque peu la tension ambiante. Le seigneur Féringal lui-même parvint à esquisser un sourire.
— Nous nous chargerons de cette désagréable tâche, répondit-il. En revanche, j’aurais plaisir à vous avoir à mes côtés lors de l’exécution de la sentence. Soyez mon invité pour les deux prochains jours.
— À votre service, seigneur, dit Morik en s’inclinant.
Peu après, il fut conduit à une auberge, située juste au-delà de la passerelle du château. Il ne fut d’ailleurs guère enchanté de constater que le seigneur Féringal logeait ses invités à l’extérieur de l’enceinte ; approcher Wulfgar serait d’autant plus ardu. Les gardes qui le guidaient lui apprirent toutefois que son ami était détenu dans un donjon, sous le château.
Morik devait absolument le retrouver, et vite, car au vu des fausses accusations qui pesaient sur lui, le seigneur Féringal le tuerait sans aucun doute de la plus affreuse des façons. Un audacieux sauvetage n’avait en réalité jamais fait partie de ses plans. Il était fréquent de voir des voleurs vendus à des seigneurs aventuriers, aussi avait-il espéré pousser son hôte à lui céder celui-là en échange d’une forte somme – l’or du seigneur, qui plus est –, mais les violeurs, notamment ceux qui s’en prenaient à des femmes appartenant à la noblesse, ne pouvaient connaître qu’un unique et funeste destin.
Morik s’approcha de la fenêtre de sa petite chambre et observa le château d’Auck, ainsi que les eaux noires, un peu plus loin. Il trouverait un moyen de parler à Wulfgar, mais il rentrerait hélas sans doute seul à Luskan.